Jean Beliveau

MONTRÉAL -C'est une date qui, en quelque sorte, signale le début de la partie la plus importante et la plus inspirante de sa carrière dans le monde du hockey, ainsi que la fin déchirante de sa vie.
Le 7 décembre 1961, le légendaire Jean Béliveau a disputé son premier match en tant que capitaine des Canadiens de Montréal, à l'occasion d'une victoire fort mouvementée de 4-1 contre les Maple Leafs de Toronto. Cinquante-trois années plus tard, jour pour jour, le joueur de centre et membre du Temple de la renommée du hockey reposait dans un cercueil fermé sur le plancher de l'aréna de son équipe, à l'occasion de la première de deux journées en chapelle ardente suivant sa mort, survenue à l'âge de 83 ans à la suite d'une longue maladie.

Dans la vie, comme dans la mort, ce gentil géant a transcendé le sport qu'il adorait et qu'il a dominé. Ça n'a jamais été plus évident qu'à l'occasion de chacune de ces deux journées du 7 décembre, vécues à plus d'un demi-siècle d'intervalle.
Béliveau s'est joint aux Canadiens en provenance des As de Québec, de la Ligue de hockey senior du Québec, en vue de la saison 1953-54 après avoir signé un contrat de cinq ans à la suite d'une longue période où le club montréalais lui avait fait la cour. Au moment d'amorcer la saison 1961-62, il avait pris part à 506 des 1125 matchs de sa carrière de 18 ans, tous avec Montréal. Il avait par ailleurs déjà remporté cinq des dix championnats de la Coupe Stanley qu'il a obtenus durant sa carrière.
Le directeur général des Canadiens Frank Selke a étonné le monde du hockey, à l'été 1961, en échangeant son défenseur de premier plan Doug Harvey aux Rangers de New York, laissant donc libre le poste de capitaine des Canadiens que Harvey avait occupé en 1960-61 à la suite de la retraite de Maurice « Rocket » Richard en 1960.
Les joueurs ont été appelés à voter quelques jours avant le début de la saison 1961-62 afin d'élire le successeur de Harvey, et Béliveau ne croyait pas avoir des chances de l'emporter.
Avant tout, parce qu'il n'avait pas l'ancienneté des trois hommes qu'il considérait comme les candidats logiques pour le poste de capitaine, tous des vétérans tenus en haute estime, soit Tom Johnson et Bernard « Boom Boom » Geoffrion, qui s'étaient joints aux Canadiens à temps plein en 1950-51, et Dickie Moore, qui s'était greffé à l'équipe une année plus tard.
Il y a aussi le fait que la jambe de Béliveau était entièrement dans le plâtre, alors qu'il s'était déchiré des ligaments au genou pendant le camp d'entraînement durant un match préparatoire disputé à Victoria, en Colombie-Britannique, contre les Smoke Eaters de Trail de la Ligue internationale de hockey de l'Ouest. C'était dans le cadre d'une tournée canadienne des Canadiens.
Le 11 octobre, c'est son épouse Élise qui a reconduit Béliveau au Forum de Montréal, alors que ce dernier s'était placé sur le siège arrière de la voiture afin de pouvoir étendre sa jambe immobilisée. L'entraîneur Toe Blake avait demandé à ses joueurs de voter pour leur nouveau capitaine et Béliveau a opté pour Moore, un compétiteur féroce ainsi qu'un homme qui allait devenir possiblement son meilleur ami dans la vie de tous les jours.
Mais c'est Béliveau qui s'est avéré le choix des joueurs montréalais. Le résultat a surpris le gagnant et a été mal accepté par le flamboyant Geoffrion.
« Le résultat m'a étonné », a écrit Béliveau dans Ma vie bleu-blanc-rouge, l'autobiographie qu'il a publiée en 1994. « Malheureusement, Boom était tout aussi étonné et il l'a mal pris. Il ne m'a jamais rien dit directement, mais ce n'était pas un secret qu'il était profondément déçu. »
Béliveau a raté les 25 premiers matchs de la saison, le temps de remettre son genou en bon état. Mais bien au fait que Geoffrion était déçu, il a fait savoir qu'il serait heureux de donner le « C » à son coéquipier si cela permettait d'assurer l'unité entre les joueurs dans le vestiaire.
Blake a accompagné Béliveau au bureau de Selke, qui a vertement dit aux deux hommes : « Il n'en est pas question. Les joueurs ont voté pour Jean et pour nommer Geoffrion, il faudrait jeter leurs votes par la fenêtre. Jamais je ne vais faire ça. »
Dans son autobiographie publiée en 1997, Geoffrion a écrit : « Pendant quelque temps, j'étais atterré » de ne pas avoir été nommé capitaine, ajoutant qu'il y avait eu « un vaste malentendu » à ce sujet.
« Selon le moulin à rumeur, on disait que j'étais jaloux de Jean, mais ce n'était pas le cas du tout, a indiqué Geoffrion. Pendant une journée ou deux, j'étais déçu parce j'ai dû accepter le fait que je n'étais pas le joueur le plus aimé dans l'équipe. J'ai félicité (Béliveau) pour avoir obtenu le « C », bien que je ne cachais pas non plus que j'étais déçu. »
Déjà gagnant de six titres de la Coupe Stanley avec les Canadiens, marqueur de 50 buts en 1960-61 et lauréat du trophée Art Ross cette saison-là, Geoffrion allait disputer cinq autres saisons, trois à Montréal et deux avec les Rangers, en route vers son intronisation au Temple de la renommée en 1972.
Béliveau, entre-temps, allait marquer 18 buts et récolter 23 aides en 43 matchs à sa première saison dans le rôle de capitaine, écourtée en raison de sa blessure.
Il allait ensuite mener les Canadiens à cinq autres championnats tout en cimentant sa réputation à titre d'un des plus grands joueurs de tous les temps. « Le Gros Bill », comme on le surnommait, a été capitaine de cette équipe pour un total de 619 matchs du calendrier régulier et 93 rencontres des séries éliminatoires de la Coupe Stanley avant sa retraite et son élection immédiate au Temple de la renommée à l'issue de la saison 1970-71.
Béliveau allait ensuite remporter sept championnats de ligue dans le rôle de vice-président des Canadiens, les partisans se présentant les uns après les autres à l'endroit où il avait son siège au Forum à l'occasion des matchs. Ils ont ensuite fait de même au Centre Bell, après qu'il eut pris sa retraite en tant que dirigeant.
Ils allaient aussi venir en grand nombre pour rendre hommage à Béliveau 53 années, jour pour jour, après son premier match comme capitaine - cette fois, pour une raison plus solennelle.
Le cercueil de Béliveau a été placé sur le plancher du Centre Bell le 7 décembre 2014, cinq jours après sa mort. Il se trouvait du côté sud du bâtiment, entre la ligne bleue et le filet que les Canadiens défendaient deux périodes sur trois.
Comme ils l'avaient fait pour le légendaire Maurice Richard en 2000, des dizaines de milliers de partisans ont fait la queue pour présenter leurs condoléances à Élise, à la fille du couple, Hélène, ainsi qu'aux deux filles adultes de cette dernière, Mylène et Magalie.
Les 7 et 8 décembre, pendant près de 16 heures, les partisans sont venus offrir leurs sympathies. Les femmes de la famille Béliveau ont serré la main de chacun d'entre eux, consolant souvent des personnes qui étaient sans mot une fois arrivées au bout d'un long tapis rouge qui menait au cercueil de cette légende du hockey.
« J'espère que Jean aurait été fier », allait dire Élise un peu plus tard.
Quand, après la première journée en chapelle ardente, on a souligné à Mylène à quel point la famille s'était montrée forte, elle a doucement haussé les épaules et répondu : « Je rencontre ces gens pendant deux jours. Mon grand-père l'a fait pendant 60 ans. »
Le cercueil bien poli était recouvert de fleurs, placé sous deux énormes photos et entouré de la Coupe Stanley ainsi que de trois trophées individuels que Béliveau a remportés durant sa carrière - le Hart, deux fois, à titre de joueur le plus utile à son équipe dans la LNH, le Art Ross, remis au meilleur pointeur de la ligue, et le Conn Smythe, attribué au joueur le plus utile à son équipe dans les séries. Sur un côté, il y avait l'imposante statue de Béliveau qu'on trouve maintenant dans une cour du Centre Bell. Elle était encadrée par deux couronnes de fleurs à l'effigie des Canadiens.
Le 10 décembre, les funérailles de Béliveau, tenues à la Cathédrale Marie-Reine-du-Monde, ont été diffusées en direct à la télé en français et en anglais. Son cercueil est arrivé à l'église et l'a quitté au milieu d'une forte tempête de neige, les flocons piquant la peau alors qu'ils tombaient presque à l'horizontale.
« C'était une journée de hockey. Un joueur de hockey a besoin de neige et il y en a eu beaucoup, une belle petite tempête, a alors déclaré Élise en souriant. C'était correct. Mais c'était une belle cérémonie, ma foi du Bon Dieu. »
On lui a mentionné qu'il s'était écoulé 53 ans, jour pour jour, entre le premier match dans le rôle de capitaine de l'homme qui a été son mari pendant 61 ans, et la journée où plusieurs milliers de gens lui ont commencé à lui rendre hommage sur le plancher de l'aréna de l'équipe.
« Jean a toujours été fier de son équipe, de ses coéquipiers et de tout le monde qui compose la famille des Canadiens, a-t-elle dit. C'était tellement un homme bon. Il était une personne merveilleuse. Il était toujours prêt à accueillir les personnes âgées, les jeunes gens, les enfants. Il leur faisait une place dans sa vie. C'est spécial qu'ils soient venus le voir une dernière fois. »