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La journée où Guy Carbonneau a été repêché dans la LNH n'en était pas une typique d'un futur membre du Temple de la renommée du hockey.

Après tout, la majorité des joueurs de calibre du Temple de la renommée ont une plutôt bonne idée du rang où ils seront sélectionnés lors du grand jour. Malgré cela, Guy Carbonneau, un prodigieux marqueur de 19 ans évoluant pour les Saguenéens de Chicoutimi dans la Ligue de hockey junior majeur du Québec, ne s'attendait pas à entendre son nom appelé par l'une des 21 équipes de la LNH à l'hôtel Reine Elizabeth de Montréal.

Le Repêchage de 1979 a été un moment charnière dans l'histoire de l'encan annuel de la Ligue. Connu jusqu'à ce point comme un repêchage amateur, cet événement a été le premier à inclure les quatre équipes de la défunte Association mondiale de hockey - les Oilers d'Edmonton, les Whalers de Hartford, les Nordiques de Québec et les Jets de Winnipeg - au sein de la LNH. Pour coïncider avec la fusion, le circuit Ziegler a élargi les critères d'éligibilité, ce qui a permis de constituer un plus grand bassin d'espoirs.

Peut-être en raison de cette infusion massive de talent ou plutôt parce que le contexte entourant ce repêchage était différent, le jeune homme originaire de Sept-Îles - qui venait de conclure une saison de 62 buts et 141 points en 72 matchs à Chicoutimi - n'avait pas la moindre idée d'où il aboutirait avant de recevoir l'appel du recruteur des Canadiens, Eric Taylor, ce matin-là.

«Aujourd'hui, les joueurs vont dans un amphithéâtre pour le repêchage. À mon époque, nous ne faisions pas de voyage comme celui-là. Quelques équipes m'avaient contacté pour tester les eaux et soudainement, j'ai reçu un appel de Montréal, se souvient Carbonneau. 

Mais c'était le jour même du repêchage… J'étais à Chicoutimi et quelqu'un est venu me chercher sur un terrain de golf pour m'annoncer que je venais d'être sélectionné par les Canadiens.»

Carbonneau est retourné à Chicoutimi pour sa quatrième et dernière saison junior en 1979-1980 où il a été dominant, terminant au deuxième rang des pointeurs avec 182 points (72B-110A). Avant de faire le saut chez les professionnels, il affichait une moyenne de plus d'un point par match avec le club-école du Tricolore, les Voyageurs de la Nouvelle-Écosse de la Ligue américaine.

Malgré son flair offensif et sa facilité à faire scintiller la lumière rouge, Carbonneau a eu un parcours vers le Temple de la renommée qui ne s'est pas fait en raison des buts, des mentions d'aide ou des championnats de pointeurs. C'est plutôt une histoire où la capacité d'adaptation, l'intelligence et quelques-unes des plus belles performances défensives sont les principaux chapitres.

La transition au Selke

De nos jours, les prouesses défensives de Carbonneau sont devenues de véritables légendes à Montréal. Sa carrière comme candidat annuel au trophée Selke a véritablement pris son envol à la suite de la nomination de Jacques Lemaire à la barre des Canadiens en 1983-1984, la deuxième saison complète de Carbonneau à Montréal.

C'est Lemaire - qui avait marqué au moins 20 buts à chacune de ses 12 saisons à Montréal et remporté huit coupes Stanley en tant que joueur - qui a poussé Carbonneau à peaufiner l'aspect défensif de son jeu et à devenir l'attaquant efficace dans les deux sens de la patinoire qu'il était. Puisque le joueur de centre de deuxième année était prêt à tout pour réussir, il n'a pas perdu de temps à assimiler les nombreux conseils reçus.

«J'étais un jeune joueur qui commençait chez les Canadiens qui venaient de remporter quatre coupes Stanley. Mon temps de glace n'était donc pas très élevé. Jacques Lemaire est arrivé au bon moment. Il était un joueur capable d'amasser des points, mais qui se démarquait défensivement. Il cherchait un joueur du même genre, se rappelle Carbonneau. Il a probablement vu dans mon jeu que j'étais en mesure de le faire. On en a parlé à quelques reprises et il voulait me faire jouer contre les meilleurs trios adverses. Pour ce faire, je devais sacrifier un peu de mon offensive afin de travailler davantage sur ma défensive. Cela m'a permis d'être utilisé durant 18, 20 ou 22 minutes par rencontre, comparativement à seulement aux trois ou quatre minutes auparavant.»

Toutefois, Carbonneau n'a pas relégué aux oubliettes son jeu offensif. Il a tout de même réussi à inscrire 20 buts et plus de 1983-1984 à 1985-1986, en plus de récolter respectivement 54, 57 et 56 points durant cette période.

Lors du parcours des Canadiens vers la coupe Stanley en 1986, Carbo a amassé un respectable total de 12 points (7B-5A) - incluant le but gagnant lors du deuxième match en finale de division face aux Whalers de Hartford - le plaçant au cinquième rang des pointeurs de l'équipe, tout juste derrière Mats Naslund, Claude Lemieux, Bobby Smith et Larry Robinson.

Pendant ce temps, son différentiel de plus-9 en 20 matchs éliminatoires était un sommet du côté de l'équipe championne, malgré le fait qu'il évoluait avec une blessure à un genou déguisée en blessure à l'aine. Dans les journaux montréalais, les journalistes avaient déjà baptisé le vétéran de cinq saisons de «Gretzky défensif», alors que dans les estrades, les spectateurs scandaient «Guy! Guy! Guy!» pour démontrer tout leur amour à l'endroit du spécialiste de la défensive.

À la fin de cet été-là, avec une bague de la coupe Stanley en poche et le sobriquet «Gretzky» le décrivant, la légende de Carbo ne faisait que grandir.

En juin 1988, Carbonneau a mis la main sur son premier trophée Selke, remis annuellement au meilleur attaquant défensif du circuit.

La saison suivante, en plus de mener son équipe avec dix buts gagnants, Carbonneau a remporté son deuxième Selke, faisant de lui seulement le premier joueur à récolter cet honneur deux années consécutives depuis son ami, mentor et coéquipier Bob Gainey l'ayant remporté quatre ans de suite entre 1977-1978 et 1980-1981.

Sans surprise, le quintuple gagnant de la coupe Stanley a également joué un grand rôle dans la transformation de Carbonneau en joueur hors pair dans les deux sens de la glace.

«Le trophée Frank-J.-Selke a été créé pour honorer des joueurs comme Bob. On ne portait pas beaucoup attention aux joueurs comme lui, mais plutôt à Guy Lafleur et Steve Shutt parce qu'ils marquaient des buts. Le travail de Bob était beaucoup moins publicisé, mais tout aussi important, souligne Carbonneau. J'ai eu la chance d'amorcer ma carrière avec Bob, qu'on ait pu voyager ensemble, de parler souvent avec lui et de voir comment il réagissait à certaines situations. Il était notre capitaine, donc toutes ces choses étaient très importantes. Pas seulement sur la glace, mais à l'extérieur aussi.»

En 1991-1992, Carbonneau a remporté son troisième trophée Selke, marquant également la sixième fois en sept saisons où il était en nomination pour cet honneur.

Étant lui-même un joueur offensif, Kirk Muller - qui s'est joint aux Canadiens à l'aube de cette saison-là - comprenait à quel point le flair offensif de Carbonneau dans les rangs juniors l'a éventuellement aidé à connaître du succès à l'autre extrémité de la patinoire.

«Beaucoup de joueurs offensifs ont l'habileté de comprendre comment les joueurs défensifs pensent», explique Muller, qui a inscrit 104 buts et récolté 247 points en plus de quatre années à Montréal. «Si vous souhaitez vraiment vous y dévouer, regardez les joueurs actuels qui sont bons dans les deux sens : ils sont très bons offensivement, mais ils ont également la capacité - au fil du temps - de devenir très bons défensivement, s'ils y mettent l'effort.

«Carbo, qui était tout un joueur offensif dans les rangs juniors, comprenait que pour ralentir ses adversaires, il fallait qu'il neutralise leurs forces. Il s'appliquait à son art et il aimait ça. Chaque joueur qu'il affrontait avait des facettes différentes et il devait trouver une manière de les freiner, poursuit Muller. Il a su le faire pendant longtemps et pour accomplir cela, il faut être intelligent. Il faut vous préparer à être bon chaque match et à être compétitif. Ça résume bien la force de Carbo.»

1993 : Un héritage concrétisé

Possédant déjà une armoire d'honneurs bien remplie avec une coupe Stanley et trois trophées Selke avant même le début de la saison 1992-1993, Carbonneau est passé au statut de légende ce printemps-là en raison de son importante contribution au 24e championnat du Tricolore, cimentant sa place parmi les plus grands de l'histoire de l'équipe.

Des dix victoires en prolongation - toujours un record de la LNH - durant les séries éliminatoires de 1993, Carbonneau a inscrit le but décisif dans deux d'entre elles : lors du match numéro 2 de la finale de division face aux Sabres de Buffalo et lors du match numéro 3 en finale d'association contre les Islanders de New York.

Lorsque la finale de la coupe Stanley face aux Kings de Los Angeles s'est amorcée, capitaine Carbo a compris qu'il aurait un mandat différent : être le « Gretzky défensif » contre le véritable Gretzky. Après que « La Merveille » eut participé aux quatre buts (1B-3A) des siens dans la victoire de 4 à 1 de Los Angeles lors du match numéro 1, Carbonneau a demandé à Jacques Demers d'avoir le mandat de neutraliser Gretzky. Son entraîneur a accepté.

Avec Carbonneau qui lui collait à la peau, le «Gretzky offensif» a été limité à une récolte d'un but et trois points au cours des quatre rencontres qui ont suivi.

Vincent Damphousse, qui a mené le Bleu-Blanc-Rouge avec ses 23 points (11B-12A) en 20 parties éliminatoires, est d'avis que les contributions défensives de Carbonneau lors de ce printemps ont eu tout un impact sur ses coéquipiers et lui. Elles ont également démontré son incroyable courage face à un adversaire de taille.

«Lorsqu'on a gagné en 1993, il n'était pas à son mieux; il était blessé durant la majorité de la saison. Il avait constamment des sacs de glace sur les genoux et il souffrait, mais il a continué de jouer et il continuait constamment de faire de son mieux pour aider l'équipe», indique Damphousse au sujet de Carbonneau, qui n'avait pris part qu'à 61 rencontres en saison régulière en 1992-1993.

«Pour nous, sa plus grande contribution est survenue en finale lorsqu'il a été confronté à Gretzky à partir du deuxième match, renchérit Damphousse. Ça nous a tellement aidés à nous concentrer sur ce que nous devions faire offensivement. Carbo s'occupait de Gretzky. Il n'a plus vraiment produit après ses quatre points du premier match. Ç'a fait la différence. Ç'a permis à Carbo de se concentrer sur ce qu'il faisait de mieux et de nous laisser nous occuper de battre l'autre équipe. Ç'a fonctionné.»

Muller est d'accord avec le fait qu'en 1993, la meilleure offensive était en fait une excellente défensive.

«Avec le recul, Johnny [LeClair] a marqué deux buts en prolongation contre les Kings et j'ai inscrit celui de la victoire lors du match décisif. Notre trio a finalement ouvert le jeu, marqué et créé des chances de marquer», se souvient Muller qui avait terminé derrière Damphousse au deuxième rang des pointeurs du Tricolore en séries avec une récolte de 17 points (10B-7A).  «Une des principales raisons de nos succès est que les confrontations ont changé et qu'il a fait du très bon travail contre Wayne, nous donnant ainsi plus de liberté en offensive.»

«C'était toute une décision. Nous n'aurions pas marqué tous ces buts et nous n'aurions pas eu autant de succès si Carbo n'avait pas été en mesure de faire son boulot contre l'un des meilleurs de l'Histoire, ajoute "Capitaine Kirk". C'est l'exemple parfait expliquant comment notre équipe s'est démarquée durant ce printemps-là. Avoir des gars comme Carbo nous a grandement avantagé.»

Carbonneau ne faisait pas juste surveiller étroitement Gretzky, il sacrifiait également son corps pour le bien de l'équipe. Quelque chose que ses coéquipiers ont assurément remarqué.

«Ce dont je me souviens le plus de Carbo est son habileté à bloquer des tirs; comment il posait un genou au sol et se mettait dans la ligne de tir. Il a vraiment payé le prix à plusieurs reprises, mais il était comme ça; un guerrier et ça ne lui dérangeait pas de se blesser», ajoute Damphousse, qui a terminé sur un pied d'égalité pour les buts gagnants en séries en compagnie de Muller et LeClair comptant trois buts chacun.

«Je me rappelle l'avoir vu tellement souvent glisser rapidement au sol ou simplement s'agenouiller et bloquer la rondelle avec son patin, son genou ou son bras, décrit-il. Il revenait au banc en boitant et il recommençait plus tard. Il était ce type de joueur.»

Les statistiques ne parlent pas pour Carbo

Ce n'est seulement qu'en 1997-1998, trois ans avant la fin de la carrière de Carbonneau - alors qu'il évoluait pour les Stars de Dallas - que la LNH a commencé à comptabiliser les statistiques pour le temps de jeu, le pourcentage d'efficacité aux mises au jeu, les tirs bloqués et d'autres catégories défensives. Jusqu'à ce moment, la seule façon 

quantifiable de déterminer la valeur d'un joueur défensif, à l'exception du différentiel plus-moins, était le nombre de trophées Selke que possédait le joueur en question.

Par contre, cela ne voulait pas dire que les prouesses de Carbonneau aux deux extrémités de la patinoire n'étaient pas appréciées par ses adversaires, ses coéquipiers ou les partisans de l'époque.

«Il ne passait pas inaperçu, parce que si vous étiez un bon joueur dans le temps, vous ne vouliez pas affronter Carbo. Si vous aviez parlé à [Peter] Stastny ou Gretzky après qu'on ait gagné la coupe en 1993, ils seraient les premiers à vanter Carbo, affirme Damphousse. C'est la meilleure preuve que vous puissiez avoir, en parlant aux anciens joueurs qui l'ont affronté et qui ont dû jouer contre lui lorsqu'il était à son mieux.»

En tant que coéquipier, Muller était incapable de trouver un joueur qui possédait un sens du hockey aussi élevé que celui de Carbonneau.

«Il était un joueur défensif intelligent avec de bonnes habiletés et il adorait le défi de pouvoir neutraliser des joueurs en plus d'être un adversaire redoutable. C'est ce qu'il faisait exactement», explique Muller, qui a succédé à Carbonneau comme capitaine des Canadiens lorsque ce dernier a été échangé aux Blues de Saint-Louis avant la saison 1994-1995. «J'ai joué avec de bons joueurs de hockey, des joueurs talentueux, mais pour comprendre le jeu et bien se positionner, j'ai toujours dit que Carbo était probablement le plus intelligent avec lequel j'aie évolué.»

Rob Ramage, qui a été sélectionné au tout premier rang au même repêchage que Carbonneau en août 1979 et qui est également membre de l'édition championne de 1993, se souvient très bien de la vague d'amour que recevait son coéquipier de la part des spectateurs du Forum lorsqu'il sacrifiait son corps sur la glace.

«Il est le seul joueur que je me souviens avoir vu recevoir une ovation debout après avoir bloqué un tir. Je n'avais jamais rien vu de tel», partage Ramage, qui occupe actuellement le poste de Directeur au développement des joueurs des Canadiens. «Je suis très heureux pour lui. Les joueurs comme lui méritent ce type de reconnaissance. Vous ne pouvez pas avoir tous les francs-tireurs et les joueurs d'élite; ça prend plusieurs types de joueurs pour remporter des coupes.»

Malgré les nombreux compliments à son endroit, les spécialistes de la défensive comme Carbonneau demeurent des héros obscurs, presque relégués à une société secrète qui ne se rend que très rarement jusqu'au mythique Temple de la renommée.

Néanmoins, durant tout son parcours, Carbonneau a semblé avoir une vocation et savoir que ce qu'il faisait sur la patinoire était d'une grande importance pour son sport.

«Un gars qui marque 50 buts par saison n'a pas besoin d'être reconnu. Ses statistiques parlent pour lui. C'est différent pour des joueurs à caractère défensif comme Bob Gainey, Steve Kasper et autres», avait mentionné le principal intéressé à La Presse après avoir remporté son premier trophée Selke, en 1988. «Seul le temps vous fait connaître.»

Pour Guy Carbonneau, il est maintenant temps.

Traduit par Hugo Fontaine