Denis_Martin_Brodeur_551

MONTRÉAL - Un bon nombre de belles histoires à propos de Martin Brodeur ont été racontées dans cette ville au fil des ans - pas toutes ont fait plaisir aux partisans des Canadiens de Montréal, par contre -, mais voici celle que je préfère, par une longueur de patinoire :
On était le 14 mars 2009 au Centre Bell, et les Devils du New Jersey de Brodeur se cramponnaient à une avance de 3-1 avec moins d'une douzaine de minutes à jouer. En l'emportant, Brodeur égalerait le record de 551 victoires en carrière dans la LNH qui appartenait à son idole de jeunesse, le légendaire gardien des Canadiens Patrick Roy, qui était présent dans l'aréna ce soir-là.

Durant une pause pour les besoins de la télé, alors qu'il se trouvait devant son filet, Brodeur s'est retourné pour faire face à quelqu'un qui se tenait debout à côté de lui.
« Martin, j'ai besoin de prendre une photo avec toi », lui a lancé le vétéran arbitre Don Koharski.
Alors que sa carrière d'officiel allait prendre fin dans moins d'un mois, qu'il officiait son dernier match au Canada dans la ville où il aimait le plus travailler, Koharski n'avait aucunement l'intention de quitter Montréal sans un souvenir.
« Euh, quoi? », a répondu Brodeur. Concentré sur la tâche à accomplir, le gardien était un peu perplexe, c'est le moins qu'on puisse dire.
« J'ai dit à Martin, "Regarde par là-bas où se trouve ton père, avec Fish (Bob Fisher, qui était alors le photographe officiel des Canadiens). J'ai demandé à Fish de prendre une photo de nous" », m'a raconté Koharski en riant, quelque temps plus tard.
Denis Brodeur, le père du gardien et un photographe qui a longtemps oeuvré dans le monde du hockey, était assis derrière la baie vitrée à la hauteur du cercle des mises en jeu, à côté de Fisher. Ensemble, ils prenaient des clichés du match historique de Brodeur, que les Devils allaient remporter 3-1.
« J'ai dit à Martin, "Il me reste huit matchs, alors cramponne-toi et fais l'histoire et moi, j'aurai cette photo pour me souvenir de mon dernier voyage à Montréal", a dit Koharski. Martin jette un regard, voit son père et Fish et il leur fait un large sourire. C'est une photo incroyable. »
Fisher prendra une autre merveilleuse photo plus tard ce soir-là - les Brodeur, père et fils, rayonnants à l'extérieur du vestiaire des Devils. Denis a sa caméra autour du cou, Martin porte un survêtement d'équipe et tient une rondelle avec le logo des Canadiens qu'on avait recouverte du chiffre 551 inscrit sur du ruban adhésif.
Ces jours-ci, les partisans des Canadiens adorent Martin Brodeur, qui est né à Montréal.
Mais ça n'a pas toujours été le cas.
Alors qu'il est possiblement le meilleur gardien dans l'histoire de la LNH, à Montréal Brodeur est passé du rôle de méchant à celui d'un héros à la retraite, lui qui a été une épine dans le pied des Canadiens tout au long de son étincelante carrière.
Alors que les Devils s'apprêtent à rendre hommage à Brodeur mardi, en retirant notamment son chandail au cours d'une cérémonie qui aura lieu au Prudential Center, c'est avec chaleur que les partisans des Canadiens parlent désormais du légendaire gardien. Les commentaires froids qu'on entendait il n'y a pas si longtemps n'ont plus lieu d'être.
Car Brodeur était l'ennemi public no 1 à Montréal pour des raisons purement statistiques.
Voici sa fiche à vie contre les Canadiens :
Quand il a finalement accroché ses jambières pour la dernière fois, Brodeur avait disputé 70 matchs du calendrier régulier contre Montréal; il a signé 45 victoires, essuyé 19 défaites et récolté un match nul avec neuf jeux blancs, une moyenne de buts alloués par rencontre de 1,83 et un pourcentage d'arrêts de ,930.
Il a été dominant sur la patinoire montréalaise, affichant un dossier de 20-9-1 au Centre Bell avec cinq blanchissages, une moyenne de 1,64 et un pourcentage d'arrêts de ,940.
Il y a des chiffres offensifs aussi : le premier des trois buts en carrière marqués par Brodeur l'a été face aux Canadiens, le 17 avril 1997 au New Jersey, alors qu'il a tiré la rondelle depuis l'arrière de son filet, un genou sur la glace, vers le centre de la patinoire et jusque dans la cage déserte du club montréalais.
La seule fois peut-être où les Canadiens ont eu le numéro de Brodeur, c'est au vieux Forum de Montréal, où le gardien a présenté une fiche de 2-4. Reste qu'à sa première présence dans la LNH dans le légendaire aréna, le 8 décembre 1993, Brodeur, alors âgé de 21 ans, avait réalisé 31 arrêts et mérité la première étoile pour remporter son duel aux dépens de Roy, à l'occasion d'un gain de 4-2 des Devils.
Le regretté Denis Brodeur et moi sommes devenus des amis à l'aréna et en dehors, alors que nous avons souvent parlé de photographie et de sa propre carrière de gardien.
Avant qu'il vende sa première photo, et il en a vendu des milliers, Denis a été un des meilleurs gardiens du Canada dans les rangs amateurs seniors, alors qu'il a notamment décroché une médaille de bronze avec l'équipe qui a représenté le pays aux Jeux olympiques d'hiver de 1956, soit les Dutchmen de Kitchener-Waterloo.
À deux reprises au milieu des années 1950, Denis s'est vu attribuer le trophée Nat-Turofsky après avoir affiché la meilleure moyenne dans la ligue. Fait intéressant, Nat et Lou Turofsky étaient deux des meilleurs photojournalistes au Canada à l'époque. Les deux frères ont été des pionniers de la photographie sportive, prenant plusieurs des clichés les plus marquants du hockey, alors qu'ils couraient souvent sur la patinoire pour prendre des photos en gros plan de joueurs qui se battaient.
Alors que la carrière de gardien de Denis s'achevait - il a même disputé une saison à Victoriaville, au Québec, en compagnie du futur joueur des Canadiens Jean Béliveau -, il a commencé à prendre des photos et à essayer de les refiler aux journaux montréalais. Cela l'a amené à décrocher un contrat à la pige, en 1961, alors qu'il prenait des photos aux matchs des Canadiens au Forum pour le quotidien francophone Montréal-Matin.
Denis Brodeur a ensuite pris des photos aux matchs des Expos de Montréal, aux Jeux olympiques ainsi qu'à des événements de golf, de lutte professionnelle et de bien d'autres disciplines; mais c'est le hockey qu'il adorait le plus.
Au milieu des années 1980, alors qu'il était désormais le photographe officiel des Canadiens, Denis avait un jeune adjoint pour l'aider, son fils Martin, qui l'aidait à transporter l'équipement pour avoir la chance de côtoyer les joueurs de son équipe préférée.
Quand, en 1986, Denis prenait des photos du défilé de la Coupe Stanley des Canadiens dans les rues de Montréal, Martin, alors âgé de 14 ans, a pris son vélo pour se rendre au centre-ville et voir Patrick Roy passer devant lui.
Six années plus tard, Denis s'est retrouvé à prendre des photos de Martin devant un filet de la LNH. Il a fini par en prendre des milliers de ce genre, dont plusieurs ont été regroupées dans un livre de photos. L'album recense le parcours de Martin, alors qu'on le voit d'abord jouer dans la rue à l'extérieur de la résidence familiale dans l'arrondissement montréalais de Saint-Léonard, pour ensuite aboutir dans la LNH, où il a remporté le trophée Calder en 1993, le trophée Vézina à quatre reprises et le Jennings cinq fois, en plus de participer à neuf matchs des étoiles et de remporter la Coupe Stanley en trois occasions.
Quand Martin a commencé à rééditer un record de la LNH après l'autre, Denis était presque toujours là pour immortaliser le moment. Aux yeux de Martin, c'était toujours une question de rejoindre la légende; ce n'était jamais dans le but de le dépasser.
Toutes les fois, son père lui disait quelques mots à propos des héros dont il s'approchait.
Aucun n'était plus important que le regretté Terry Sawchuk, dont la marque de 103 jeux blancs a longtemps semblé inatteignable.
Sawchuk a réalisé sa part d'exploits glorieux contre les Canadiens. Il les a blanchis 17 fois durant sa carrière qui a duré le temps de 21 saisons et de 971 matchs. Et c'est au Forum, le 18 janvier 1964, qu'il a blanchi Montréal 2-0 en route vers son 95e jeu blanc, dépassant alors l'ancien des Canadiens George Hainsworth au premier rang de tous les temps.
Denis Brodeur m'a dit que c'est en 2004 environ qu'il a « su » que le record de jeux blancs de Sawchuk allait tomber et revenir à son fils. Il en était si certain qu'il a alors acheté une grande photo encadrée de Sawchuk dans l'uniforme des Red Wings de Detroit, qu'il a découverte par hasard dans une boutique à Montréal.
Il l'a rangée et attendu que Martin signe son 104e blanchissage, le 21 décembre 2009 à Pittsburgh. Il a ouvert le cadre et y a placé une photo de son fils aux côtés du cliché de Sawchuk, et l'a offert à Martin en cadeau.
« C'est la fierté de ma famille », m'a dit Martin, de toute évidence ému, quand il a appris ce que son père avait fait.
Deux années et demie plus tard, moins de quatre mois après avoir subi une opération d'une durée de 10 heures afin qu'on enlève une tumeur au cerveau, Denis Brodeur a fait le voyage au New Jersey pour regarder son fils défendre le filet des Devils en Finale de la Coupe Stanley 2012 contre les Kings de Los Angeles.
Dans ses bagages, il avait amené deux souvenirs remarquables qu'il avait gardés de l'époque où il jouait : le chandail en laine avec la feuille d'érable qu'il a porté au cours des Jeux olympiques de 1956, et le masque en fibre de verre qu'il a enfilé à ses quelques dernières saisons dans les rangs amateurs. Ce masque avait été fabriqué par l'homme qui a fait le masque que Jacques Plante, gardien légendaire des Canadiens, a porté pour la première fois devant un filet, pour ainsi changer à jamais le visage du métier de gardien.
« J'ai dit à Mireille [son épouse] que ça faisait longtemps que je voulais donner à Martin mon chandail olympique et mon masque. Je trouvais qu'il méritait de les avoir », m'a dit Denis en revenant à Montréal en voiture en compagnie d'un ami. «J'y ai réfléchi un peu plus après m'être remis de mon aventure à l'hôpital. Il fallait que je les donne à Martin. Quand je ne serai plus là, je ne sais pas ce qui leur arriverait. Maintenant, je sais qu'il les a. »
Quelques jours avant l'opération, Martin avait pris l'avion pour se rendre à Montréal et donner à son père la rondelle du match où le gardien des Devils avait enregistré le 117e jeu blanc de sa carrière, son 140e à ce moment-là en incluant les séries éliminatoires de la Coupe Stanley. Ce blanchissage, il l'avait réussi quelques heures après avoir appris que Denis était malade.
C'est la seule rondelle provenant d'un match sans but que Martin Brodeur n'a pas gardée. C'est avec une profonde tristesse qu'il l'a remise dans sa collection, après le décès de son père à l'âge de 82 ans, survenu au mois de septembre 2013 après que le cancer soit revenu.
Le 14 janvier 2014, Martin Brodeur a affronté les Canadiens à Montréal pour la dernière fois. Il a rencontré les journalistes au Centre Bell la veille du match en compagnie de son frère, Denis fils, qui était présent afin de prendre des photos.
« Les Canadiens de Montréal ont joué un rôle important dans la vie de notre famille, avait alors déclaré Martin. Je n'ai jamais joué pour eux et je ne le ferai probablement jamais, mais ils ont occupé une place importante dans ma jeunesse et aussi durant ma carrière avec mon père. »
Le lendemain soir, il a réalisé 29 arrêts dans une victoire de 4-1. Martin Brodeur a été proclamé la première étoile du match, tout comme il l'avait été 21 années plus tôt, la première fois qu'il l'a emporté dans sa ville.